Pour notre 9ème épisode du Micro d’Initiale, nous avons le plaisir d’accueillir Christine Mateus, journaliste société au Parisien et responsable de la rubrique « Notre époque » avec une verticale [1] web intitulée Sentinelles. Elle y aborde des sujets variés tels que le sexisme ordinaire, les violences conjugales, les inégalités salariales, et examine les différentes dimensions des luttes pour l’égalité femmes/hommes. Pour cette édition résolument féministe, elle nous partage son parcours, son travail et sa vision de la société d’aujourd’hui.
Pouvez-vous nous raconter les étapes marquantes de votre carrière qui vous ont menée à votre poste actuel au Parisien ?
Je suis un vrai « bébé Parisien » car j’ai passé l'ensemble de ma carrière là-bas (rires). Après quelques stages à France Culture et à L’Express, j'ai commencé en tant que pigiste dans la rubrique locale pour la Seine-et-Marne, à l’édition de Meaux. J’avais par le passé rédigé un article sur l'impact de Disney sur les villages voisins en Seine-et-Marne et mon approche de « petite parisienne » sur cette région a attiré l'attention du chef d’édition. J'ai décroché un entretien et obtenu le poste, qui s’est ensuite transformé en CDD puis en CDI. J’ai ensuite été affectée au Val-de-Marne, une région plus urbaine avec de nombreux hôpitaux. J'y ai couvert une multitude de sujets liés à la santé pendant près de dix ans, une période que j'ai beaucoup aimée.
Quand un poste s'est ouvert à la rubrique société pour un journaliste spécialisé en santé, j'ai candidaté et été sélectionnée, notamment grâce à mon expérience en local sur les questions de santé. On m'a ensuite demandé de traiter des sujets liés à la famille, y compris les inégalités entre les femmes et les hommes. Avec l'émergence du mouvement #MeToo, ces questions sont devenues incontournables et ont pris une importance très forte dans mon travail.
Comment êtes-vous devenue responsable de la rubrique « Notre Epoque » ? L'avez-vous créée ? Quelles motivations vous ont poussée à le faire ?
En 2020, Stéphane Albouy, ancien directeur de la rédaction, a créé la rubrique Sentinelles, dédiée aux droits et aux combats des femmes, après des discussions internes sur la place des femmes dans nos pages. J'ai obtenu ce poste et pendant deux ans, je me suis occupée exclusivement de Sentinelles sur le web. J’étais très motivée à l’idée de discuter de ces thèmes dans un journal aussi généraliste et populaire que Le Parisien. Notre lectorat est plutôt masculin et âgé et j’ai pensé qu’il serait aussi intéressant que pertinent de les sensibiliser à ces sujets. Je dois avouer que c'est un défi au quotidien (rires), mais c'est ce qui rend ce travail passionnant. Après deux ans, Sentinelles a été intégrée à la rubrique Société, maintenant appelée Notre Époque. Bien que mon poste soit dédié aux droits des femmes, je fais partie de l'équipe et je contribue à d'autres sujets si nécessaire.
Comment sélectionnez-vous les sujets que vous traitez ?
Je commence par identifier ceux qui se distinguent par leur originalité ou leur nouveauté. Je m'intéresse à des thèmes qui m'étonnent, des thèmes dont je n'ai jamais entendu parler, parfois venant des réseaux sociaux, de confrères ou même des idées générées par un reportage en cours ! Je suis toujours à l’écoute de ce qui fait réagir les gens. Récemment, la polémique autour de Gabriel Attal et le concept de mansplaining m’a inspiré (Gabriel Attal a été critiqué après son intervention lors d’une interview de Valérie Hayer, ndlr). Même si le terme « mansplaining » est connu depuis 2010, la situation m’a fait réfléchir. J’ai aussi entendu des témoignages comme celui d’une femme à qui un homme a expliqué ce que sont les douleurs de l’endométriose… alors qu’elle en souffre elle-même. Ce jour-là on a vraiment atteint le sommet du mansplaining ! En bref, je pars de ce genre de retours et j’explore la façon dont les femmes perçoivent le mansplaining, leurs propres expériences sur le sujet, pour leur donner la parole. Après tout, c’est un sujet souvent discuté mais peu approfondi.
Y a-t-il un sujet particulièrement difficile à aborder mais néanmoins essentiel ?
Bien sûr ! Je pense aux tensions internes au mouvement féministe, particulièrement complexes. C’est délicat parce que ses conflits touchent à des questions profondes et parfois polarisantes, comme l'intersectionnalité et l'universalisme. Les controverses autour des manifestations féministes, comme celles du 7 octobre, révèlent des divergences d’opinion sur la manière de dénoncer certains événements et les critiques internes au mouvement. Aborder ces tensions peut être délicat, j’ai peur de perdre mes lecteur-rice-s, donc je m'efforce de mettre en avant les combats et les droits des femmes dans leur ensemble. D’autres sujets, comme les violences conjugales et les violences faites aux femmes sont tout aussi éprouvants, mais ils ne sont pas forcément difficiles à traiter en soi. Ce qui est vraiment difficile, c’est de gagner la confiance des personnes qui témoignent, en leur garantissant que leur parole sera respectée et bien représentée. Je trouve que Le Parisien est l’un des rares médias à proposer une rubrique dédiée à ces thématiques, donc ça en fait un espace unique pour explorer ces sujets avec nuance et profondeur.
Quel rôle estimez-vous que la verticale Sentinelles joue dans l’écosystème médiatique français ?
Je dirais que Sentinelles sert de point de convergence pour les sujets qui touchent aux droits des femmes, tout en reconnaissant que ces questions ont des répercussions dans divers domaines comme l’économie, la politique et la technologie. Dans certains médias, comme Mediapart, il y a une spécialisation plus marquée dans le traitement des violences sexistes et sexuelles, alors que Sentinelles propose une approche plus transversale, en veillant à ce que ces problématiques soient intégrées dans toutes les sections du journal. Cela permet de créer une vue d’ensemble, cohérente et de mettre en avant les interconnexions entre différents domaines.
Le rôle de Sentinelles est aussi de s’assurer que les questions de genre ne sont pas considérées comme marginales. La rubrique aide à démontrer que ces enjeux ont une place dans tous les aspects de la société et de l'actualité. La vraie question est donc moins de savoir si ces sujets ont leur place dans les médias, mais plutôt de déterminer si on leur accorde suffisamment d’espace et d’attention. C'est une réflexion en cours et un défi permanent pour assurer une couverture médiatique juste et complète.
Recevez-vous souvent des retours de vos lecteur-rice-s ? Pouvez-vous nous partager un retour qui vous a particulièrement marquée ?
Oui, je reçois souvent des retours de lecteur-rice-s, et ils sont très variés (rires). Comme beaucoup de mes confrères, je fais face à des commentaires parfois virulents de la part de trolls ou de masculinistes. Ces retours négatifs sont très violents, mais c’est quelque chose que l’on apprend à gérer en sachant que ça fait partie du jeu. Malgré tout, il y a majoritairement des messages positifs et encourageants. Le simple fait de partager un article ou de recevoir des remerciements peut être très gratifiant pour moi ! Ça montre que l'article a été lu, apprécié et qu'il a suscité un intérêt.
Un retour particulièrement marquant est celui que j’ai reçu après un article sur la soumission chimique. De nombreuses femmes m’ont contactée pour partager leurs propres expériences ou offrir leurs témoignages. Elles ont exprimé leur reconnaissance pour la mise en lumière de ce sujet et ont proposé de parler davantage de leurs propres vécus, ce qui est extrêmement précieux ! Ca m’encourage à poursuivre ce travail quand je sais que ces articles ont un véritable impact sur les lecteur-rice-s.
Avez-vous constaté des changements ou des prises de conscience dans la société suite à la publication de certains articles ?
Un bon journaliste capte les évolutions de l’air du temps et les sujets émergents avant qu’ils ne deviennent des discussions majeures. Une partie de notre travail consiste à sentir les tendances et à anticiper les discussions futures. Je pense notamment aux discours masculinistes. Les journalistes ont abordé ces sujets bien avant qu'ils ne deviennent des préoccupations politiques et jouent un rôle clé dans leur mise en lumière. Un rapport du Haut Conseil à l’Égalité a récemment souligné l'influence croissante des discours masculinistes. Il n’est donc pas surprenant de voir émerger des discussions politiques autour de ces sujets, comme le démontre la récente prise de position d’Emmanuel Macron sur certaines questions de société.
Comment parvenez-vous à équilibrer vos émotions personnelles avec l'objectivité nécessaire dans votre métier ?
Je ne suis pas militante lorsque je fais mon travail mais les sujets que je traite peuvent susciter des tas d’émotions, c’est évident. La clé pour maintenir l'objectivité est de rester rigoureuse et de se baser sur des faits et des preuves. Depuis 25 ans, j'ai appris à naviguer entre l'empathie et la distance professionnelle. Le contradictoire est essentiel, c’est-à-dire que j'expose toujours les arguments de ceux qui sont pour mais aussi ceux qui sont contre. Je m'appuie aussi sur des études scientifiques pour étayer mes articles.
Quelle est la plus grande leçon que vous avez apprise au cours de votre carrière ?
La plus grande leçon que j'ai apprise est celle des « petites routes ». Mon premier chef m'a conseillé de toujours explorer les voies moins évidentes en reportage. Cette approche permet de découvrir des histoires et des perspectives souvent négligées. Sur le plan symbolique, cela signifie que c’est important de ne pas se contenter des évidences mais de chercher aussi ce qui se trouve hors des sentiers battus. Cette leçon s’applique aussi dans de nombreux autres aspects de la vie professionnelle : ne pas suivre les chemins tout tracés, mais chercher les détails qui font la différence.
Selon vous, quel rôle doivent jouer les médias dans la lutte contre les inégalités de genre et les violences faites aux femmes ?
Les médias doivent jouer leur rôle de manière équitable et proportionnée. Les sujets liés aux inégalités de genre et aux violences faites aux femmes doivent être traités avec la même rigueur et la même visibilité que n'importe quel autre sujet. Malheureusement, ces questions sont souvent sous-représentées, souvent écartées en faveur de sujets plus « populaires ». Le mouvement #MeToo a été une révolution sociétale majeure qui a mis en avant de nombreuses injustices subies. Les médias ne doivent jamais arrêter d’aborder ces questions, non seulement pour informer mais aussi pour inciter au changement.
Pensez-vous que le paysage médiatique français est aujourd’hui assez inclusif en termes de diversité et de représentation des femmes ?
Non, il est encore loin d’être inclusif. Les femmes expertes sont sous-représentées dans les médias, que ce soit à la télévision, à la radio ou dans la presse écrite. Les journalistes doivent fournir un effort conscient pour diversifier leurs sources et ne pas se contenter des mêmes experts habituels. Aux femmes aussi de se sentir légitimes pour se faire connaître, intervenir ! Amis journalistes, si vous passez par-là, élargissez votre carnet d’adresses pour inclure davantage de voix féminines !
Avez-vous des exemples de médias ou de journalistes, en France ou à l’étranger, que vous admirez pour leur travail dans ce domaine ?
Un exemple frappant est celui de Jodi Kantor et Megan Twohey, journalistes au New York Times qui ont révélé l'affaire Weinstein. Leur enquête a été une étape décisive dans le mouvement #MeToo. Je suis admirative de la rigueur et de la persévérance qu'elles ont démontrées. Le film She Said retrace cette enquête et est une excellente ressource pour comprendre l'impact de leur travail. Leur approche montre comment un reportage bien mené peut déclencher un changement significatif et mettre en lumière des injustices systématiques.
De quelles manières journalistes et attaché-e-s de presse peuvent-ils s’entraider pour améliorer la qualité de l’information ?
L’entraide entre journalistes et attaché-e-s de presse est déterminante pour garantir une couverture médiatique de qualité. Pour optimiser cette collaboration, les attaché-e-s de presse doivent avoir une bonne compréhension des besoins des journalistes et adapter leurs propositions en conséquence, ce qui signifie fournir des informations pertinentes et sélectionner des témoins qui répondent à nos attentes. En parallèle, les journalistes devraient prendre le temps de comprendre les contraintes des attaché-e-s de presse.
Une meilleure compréhension du travail de l’autre peut en effet grandement améliorer la collaboration. En tant que journaliste, je crois comprendre ce que les attaché-e-s de presse attendent, mais il est important de reconnaître que chaque profession a ses propres contraintes et objectifs. Les attaché-e-s de presse travaillent souvent pour promouvoir les intérêts de leurs clients tout en cherchant à obtenir une large couverture médiatique. Les journalistes, eux, doivent naviguer entre l’intérêt public et les exigences de leur travail. Se comprendre permet d’optimiser les échanges et de produire un contenu pertinent et de qualité.
Pensez-vous que le travail des attaché-e-s de presse est suffisamment valorisé dans la sphère journalistique ?
On a souvent l'impression que la relation entre journalistes et attaché-e-s de presse est une sorte de danse délicate, à mi-chemin entre la collaboration et la tension. C’est vrai que parfois, certains attaché-e-s de presse peuvent mal cibler leurs propositions ou demander des relectures excessives, et ça c’est vraiment frustrant (rires). Mais malgré tout, leur rôle est vraiment essentiel pour nous. Vous êtes des interlocuteurs précieux dans notre environnement professionnel, et il est clair que votre présence est nécessaire ! Maintenant concernant la reconnaissance, il y a des moments où l’on se demande si l’on est suffisamment pris en compte... Recevoir un appel à 18h30 en plein bouclage c’est non, surtout quand on sait que c’est un moment critique pour nous. C’est important de comprendre notre mode de fonctionnement, nos habitudes, pour éviter ces situations. Mais je sais qu’avec le temps, les relations professionnelles se construisent et s’affinent. Certains attaché-e-s de presse avec lesquels j’ai travaillé pendant des années deviennent presque des sources de confiance. Je me souviens de certains contacts que j’ai eus pendant plus de dix ans, des personnes qui ont évolué dans leur carrière et sont devenues des ressources fiables.
[1] Une verticale est une section spécialisée qui se concentre sur un sujet ou un domaine spécifique (technologie, santé, sport…)